III
Ce qu’on croyait blanc se révèle noir ; il arrive que le noir connaisse des nuances encore plus sombres.
Deux jours s’écoulèrent. Au matin du troisième, Ti reçut une note confidentielle revêtue du sceau de la chancellerie. Il manqua d’abord lâcher le document, puis dut le relire trois fois pour que les caractères cessent de s’embrouiller devant ses yeux. La première phrase était d’une violence que sa simplicité même rendait insupportable :
« La guerre est perdue. »
Comment était-ce possible ? Il avait vu lui-même l’estafette apporter le communiqué de victoire totale et définitive ! Une contre-attaque avait-elle permis aux fourbes Tibétains de l’emporter sur les forces chinoises, gênées par leur légendaire esprit de loyauté ?
La suite du message était pire encore. Ti était sommé de faire en sorte que cela ne se sache pas ! Il devait arrêter quiconque répandrait la fâcheuse information. Tout propagateur de mauvaise nouvelle serait considéré comme ennemi de l’État et traité avec la plus grande sévérité.
La colère remplaça bientôt la perplexité. Après le travail de vigile, la répression politique ! À lui de réparer les bévues des militaires ! Pas question de laisser ce fardeau peser sur ses seules épaules ; il savait très bien sur qui s’en décharger.
— Zhang ! clama-t-il d’une voix si forte qu’on aurait pu croire qu’il appelait à l’aide les pompiers cantonnés à l’autre bout du quartier.
Dès que son premier clerc fut accouru en glissant aussi vite que possible sur ses chaussons de feutre, Ti lui fit jurer sur sa vie de garder le secret :
— Nous sommes les deux seuls à être au courant. Si ceci filtre à l’extérieur de ce bureau, je vous arracherai le cœur de mes propres mains.
Tout en prêtant serment, Zhang Jiawu se demanda quel grand mystère pouvait justifier un tel affolement, dans un service où l’on voyait défiler les pires turpitudes de l’empire. Son chef lui tendit le billet, et le visage du clerc se décomposa à sa lecture.
— Par les trois cent quatre-vingts furies du Tao ! laissa-t-il échapper.
Sa main se tendit malgré lui vers la tasse de son maître, qu’il vida d’un coup, bien que le liquide fût loin d’avoir eu le temps de refroidir. Ti lui demanda s’il croyait leur service capable de retenir une information pareille. Zhang répondit qu’il l’espérait, et Ti ne put discerner s’il faisait cette réponse en toute franchise ou simplement parce qu’il était inconvenant d’opposer une fin de non-recevoir à la requête d’un supérieur.
On convoqua quelques espions, ceux en qui l’on avait le plus confiance, bien que Ti les prît tous autant qu’ils étaient pour des suppôts des puissances infernales égarés parmi les honnêtes gens. Il les trouva mieux nourris que la fois précédente ; les distributions de nourriture décrétées par Leurs Majestés n’étaient pas un vain mot.
Ces hommes n’avaient pas vu dans leur directeur un ange de bonté à leur première rencontre ; la figure sinistre qu’il arborait à présent leur donna à penser qu’il souffrait d’une maladie du foie ou d’une hypocondrie congénitale.
Le diagnostic se confirma quand il leur annonça que la fête était finie pour eux. Tout le monde devait se remettre au travail. Que pensait la population de la manière dont la guerre était conduite ?
La question surprit par son imbécillité.
— Elle est ravie, seigneur ! répondit leur porte-parole. C’est la fête partout !
— Bien, dit Ti. C’est ce qu’il faut.
Il les chargea de passer la consigne : il convenait de guetter tout bruit désobligeant à propos de cette guerre, qui était une réussite éclatante telle que l’empire n’en avait pas connu depuis vingt ans.
Zhang Jiawu, qui ne voulait pas être le seul à avoir la tête sur le billot, répercuta l’avertissement dont il avait été l’objet : la moindre divulgation d’information pouvant nuire à l’État serait considérée comme une trahison et conduirait son auteur sur le champ des exécutions.
Les espions quittèrent la caserne avec l’impression que leur métier devenait aussi difficile qu’incohérent, en plus de leur conviction que le nouveau patron ne valait pas la moitié de l’ancien.
Ti fit de son mieux pour surveiller tout le monde sans avoir l’air de rien. Au risque d’alimenter sa réputation de « monte-en-l’air », il se rendit lui-même de par les rues sous un déguisement, pour tâter le pouls de ses administrés.
Le peuple allait bien finir par soupçonner quelque chose : des messagers ne cessaient d’aller et venir entre les principaux centres du pouvoir métropolitain. Il avait tout de même fallu divulguer la nouvelle auprès de ceux qui pouvaient quelque chose pour réparer cet échec ; la sauvegarde du secret requérait des efforts encore plus grands que la préparation de cette guerre.
L’ambiance avait changé dans les ministères. Les fonctionnaires au courant étaient comme glacés par un invisible givre. C’était à croire qu’on avait promis la hache au premier qui bougerait. Il fallait que le peuple fût totalement absorbé par ses réjouissances pour qu’il ne s’aperçût de rien. En réalité, le département des cultes, qui dirigeait les fêtes, avait ordre de redoubler de générosité, et les crédits avaient été multipliés par trois.
Ce qui irritait le plus Ti, c’était d’ignorer les tenants et aboutissants de cette épouvantable erreur. Il eut beau employer les espions les plus aguerris et payer de sa personne, il trouva la meilleure source de renseignement chez lui, dans ses appartements privés. Ses épouses étaient parties en expédition chez deux ou trois dames du premier rang. Si elle restait inconnue de certains ministères, la mauvaise nouvelle courait les gynécées, se murmurait derrière les paravents et traversait les murs rouges des demeures patriciennes comme s’il s’était agi de cloisons en papier.
Ti apprit ainsi de ses compagnes que la victoire avait été annoncée alors que la bataille n’avait même pas encore eu lieu ! On croyait en haut lieu que c’étaient ces réjouissances anticipées qui avaient indisposé les dieux et provoqué la défaite.
Zhang n’avait cessé de se montrer nerveux depuis qu’ils devaient étouffer un renseignement d’importance majeure. Leur tâche habituelle consistait au contraire à percer les secrets des autres. Cette mission allait à l’encontre de sa vie même. Sa langue le brûlait.
Il n’osait plus dormir avec sa femme. Il s’était inscrit lui-même sur sa liste de suspects à surveiller et ne parvenait pas à vivre ainsi, dans la crainte de révéler ce à quoi il pensait tout le temps sans avoir le droit d’en prononcer le premier mot.
Il leur arriva une nouvelle directive, émanant cette fois du censorat. On souhaitait remettre la main sur l’ancien directeur de la police civile, qui était introuvable.
Ti crut que son premier clerc allait perdre connaissance.
— Les dieux sont en colère contre nous ! L’harmonie de l’univers est détruite ! L’enfer s’ouvre sous nos pas !
Il lui demanda s’il avait une idée de l’endroit où le chercher.
— L’infâme Nian Changbao n’a jamais été pour moi qu’un donneur d’ordres sur qui je crache aujourd’hui ! affirma Zhang Jiawu avec une hargne inaccoutumée.
Le disparu avait d’autant plus vite cessé d’être honorable qu’il était à l’origine de la seconde calamité qui s’abattait sur eux. Ti se demanda pourquoi on désirait récupérer ce fonctionnaire déchu. M. Zhang supposa que la défaite avait provoqué la suppression de l’Acte de grâce. Dans ce cas, songea le mandarin, pourquoi ne pas attendre que la fausse nouvelle ait été annulée par une victoire véritable ? Qu’est-ce qui pressait tant ses supérieurs ?
Ti se rendit chez le général en charge de leur garnison afin de coordonner leurs efforts.
— Savez-vous pourquoi l’on souhaite retrouver au plus tôt mon éminent prédécesseur ? demanda-t-il.
Le wei éructa.
— Mon rôle n’est pas de me poser des questions hors de propos ! grogna-t-il d’une voix rogue.
Ti sut donc pour quelle raison on avait cru bon d’associer un civil à ces recherches.
— Il nous incombe de retrouver ce rat puant, ajouta le wei, et je retournerai chaque pierre de cette ville s’il le faut ! J’ai toujours pensé que c’était une crapule de fonctionnaire, de toute façon.
Son regard suggéra à Ti qu’il en avait autant à son égard. Il ne ferait pas bon tomber entre ses pattes, le jour où la disgrâce s’abattrait sur le pauvre mandarin. C’était un homme à étrangler tout lettré de ses doigts épais pour le plaisir de débarrasser la terre d’un parasite.
Ils disposaient cette fois d’un rapport un peu plus étoffé. Le directeur, rentré chez lui, avait été l’objet d’une surveillance constante. Le lendemain, on avait retrouvé son ange gardien égorgé, et le condamné s’était évaporé on ne savait où. Le contrôle des portes avait immédiatement été renforcé, les sorties étaient filtrées, nul ne pouvait quitter la capitale sans un examen attentif et les chariots étaient fouillés.
La hiérarchie avait prévu un volet pour la police civile : Ti devait perquisitionner le domicile de tous ceux qui appartenaient à la famille ou aux amis du fuyard.
Il passa le reste de la journée à regarder la garde du sud ravager des demeures où les femmes pleuraient et suppliaient. Il ne savait qui il méprisait le plus, de ceux qui ordonnaient pareilles brutalités, de ceux qui les exécutaient, ou de l’ancien directeur, qui n’avait qu’à paraître pour les faire cesser. Il s’aperçut en fin de compte que c’était lui-même qui remportait la palme de son propre dégoût, parce qu’il n’avait rien à faire là, qu’il n’appartenait pas à cet univers de répression, et qu’il n’avait pas consacré zèle et assiduité à traquer le crime, tout au long de ces années, pour en arriver là.
Dès qu’il put se libérer, il courut chez lui et fut presque surpris de trouver la maison en ordre et ses habitants en bonne santé. Ses enfants jouaient gaiement dans la cour et cela lui fit honte. Ses épouses virent qu’il n’allait pas bien. Même les brochettes d’agneau des steppes à la mode ouïgoure échouèrent à le dérider.
Il retourna à la caserne du Sud, le lendemain, en hésitant à donner sa démission. Pareille attitude signifierait la perte de tous ses avantages, logement de fonction, titres, rang… Il serait chassé de l’administration et ne retrouverait jamais d’emploi à sa mesure. Il n’aurait plus qu’à investir ses compétences dans une quelconque activité commerciale qui jetterait sur son nom l’opprobre attaché à la classe des marchands, la plus décriée de l’échelle sociale chinoise.
Une surprise l’attendait. Zhang Jiawu avait réceptionné un pli du censorat. Le lendemain même de ces horribles perquisitions, Ti recevait l’ordre d’y mettre fin. Son clerc avait comme lui trop d’expérience pour se méprendre sur la signification de ce contrordre :
— Les catastrophes ne cesseront plus ! Les dieux nous ont tourné le dos ! Ce service est maudit !
Ti était d’accord sur ce point depuis l’instant où il avait mis les pieds dans ce décor miteux. Il n’y avait qu’une seule interprétation possible : malgré les efforts de la garde du sud, le fugitif avait quitté la ville, et la Cour le savait.
Il avait par ailleurs remarqué qu’on ne prenait pas la peine de pourchasser un à un le millier de détenus libérés en même temps que Nian Changbao. Le directeur félon représentait donc un gibier qui en éclipsait tout autre.
Un mois passa ainsi. La nervosité de la Cour était presque palpable. Il semblait que le ciel dût s’ouvrir en deux un jour prochain pour mettre enfin un terme à cette attente insupportable.